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Par : pagictice
Publié : 25 décembre 2007
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Texte paru en 1993 dans le DOSSIER H Spécial Daumal aux éditions de L’Age d’Homme.Ouvrage collectif dirigé par Pascal SIGODA.

LA PAROLE PROXIMALE DE RENE DAUMAL OU LES POUVOIRS DU SILENCE

L A PAROLE PROXIMALE DE RENE DAUMAL OU LES POUVOIRS DU SILENCE

Texte paru en 1993 dans le DOSSIER H Spécial Daumal aux éditions de L’Age d’Homme.Ouvrage collectif dirigé par Pascal SIGODA.

UNE PAROLE MYTHIQUE

"des paroles de vérité "

( "Les Dernières paroles du poète ")

Pour communiquer une expérience vécue d’ordre spirituel et métaphysique, cette certitude de l’existence d’un au-delà transcendant l’état individuel, cette "métaphysique expérimentale " pratiquée au moyen de supports hallucinatoires dès l’époque du simplisme et du Grand Jeu et, de manière plus ascétique, avec l’enseignement de G.I. Gurdjieff à base d’exercices physiques et spirituels, René Daumal choisit un mode d’écriture qui, s’il semble faire appel à des procédés littéraires. demeure plus complexe et refuse l’aspect discursif de la pensée rationnelle ainsi que la description réaliste ou svabhâvokti. l’un des soixante-dix- neuf ornements du sens dans la rhétorique hindoue qui est placé au dernier rang.

La structure onirique du récit dans La Grande Beuverie et les procédés littéraires du sommeil et de l’éveil constituent déjà un pas vers cette écriture mythique, explorant la "seconde vie" nervalienne. L’utilisation de mythes et de symboles parachève le démarquage de tout prosaïsme et de tout didactisme. Il s’agit de révéler, de déclencher l’éveil mais non pas d’enseigner - simplement indiquer une voie au moyen de signes. Le recours à l’allégorie, à l’analogie, le symbolisme géométrique ou la relativité de l’espace par exemple. notamment dans Le Mont Analogue permettent d’ échapper à ce qui aurait pu être, sans l’ironie dont fait preuve Daumal à l’égard de l’écriture, un strict exposé philosophique.

Le récit daumalien s’insurge contre tout dogme qu’il soit esthétique, religieux, politique, philosophique : ainsi. une des revendications du surréalisme qui a nourri sa jeunesse, est respectée " en l’absence de tout contrôle exercé par la raisoné en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale " ( Breton).

Daumal indique une voie de délivrance, la voie du " plus-être " mais chacun doit mener sa propre vie et son devenir car il n’ existe pas véritablement de règles. Ce type de récit donne à voir et à penser plus qu’il n’impose une pensée.

Comme le note Alan Watts dans Le Bouddhisme Zen. " toute déclaration positive sur les choses ultimes doit être faite sous la forme évocatrice d’un mythe ou d’une poésie, car dans ce domaine la forme verbale directe et indicative ne peut être que "neti-neti"(non, non) étant donné‚ que ce qui peut être décrit, catégorisé appartient au domaine conventionnel. Ainsi l’ écriture de Daumal en dehors de ses essais est une écriture mythique, poétique même si elle utilise le genre du récit en prose, qui n’hésite pas à insérer dans son corps des fragments de toutes sortes (contes, histoires, poèmes, chansons, etc.).

Le récit daumalien s’ affranchit des limites rationnelles du langage philosophique par le mythe qui exprime, selon Mircéa Eliade "la vérité absolue parce qu’il raconte une histoire sacrée c’est-à-dire une révélation transhumaine qui a eu lieu (...) dans le temps sacré‚ des commencements" (Mythes, rêves et mystères), ce que Daumal parodie d’une certaine façon en inaugurant Le Mont Analogue par "Le commencement de tout ce que je vais raconter, ce fut une écriture inconnue sur une enveloppe".

Le récit daumalien présente une quête, un parcours initiatique vers cet Homme Primordial évoqué par René Guénon dans L’ Homme et son devenir selon le Vedanta : la découverte du " péradam" dans le Mont Analogue constitue ainsi un premier pas vers l’Originel, suggéré aussi par l’apparition progressive d’une nature puissante et expansive. Le récit a recours à tout ce qui rapproche l’homme de son origine mythique ; se mêlent ici étroitement le mythe de l’ Androgyne de Platon, de l’homme sphérique de Parménide, le mythe paradisiaque souvent représenté par une île à laquelle on accède par une navigation, le mythe de l’ Âge d’ Or et du poète orphique ainsi que celui de la Montagne Sacrée qui relie l’homme au divin, le monde sensible au monde des Idées.

Les mythes transmettent une " vérité absolue" ou du moins provoquent chez l’homme sa perception immédiate, intuitive : " ils sont aussi vrais, nous dit l’un (...) [des guides], que vos contes de fées et vos théories scientifiques " (M.A., p. 124). En outre, les mythes utilisent des signes qui sont des symboles et détiennent une valeur pluridimensionnelle, omni-directionnelle dont les autres signes ne sont pas pourvus a priori . " un des traits caractéristiques du symbole est la simultanéité des sens qu’il révèle" (René Guénon). Le mythe apparaît comme l’exemple même de la Parole active, vivante, authentique, parole "pleine" par opposition à la parole qui gèle, la parole arbitraire, relative, prosaïque ou parole "vide". La Parole poétique est donc absolument une Parole mythique et symbolique.

LA PAROLE PERDUE

Le monde moderne ou le monde des "Paradis artificiels" dans la Grande Beuverie semble avoir perdu " le véritable mode d’emploi de la parole " (G.B., p. 130) ou cette Parole Originelle, Parole Orphique de l’ Âge d’Or, Parole Primordiale d’un Paradis d’ avant la Chute ou d’ avant le péché Originel dont résulte la dégradation de l’homme et la babélisation de la parole. La perte de cette parole active, magique dont on retrouve la notion dans l’œuvre de Novalis, notamment dans Henri d’Ofterdingen. engendre une parole creuse, dépourvue de toute implication, non justifiée par une expérience de la chose dite, un faux-monnayage de la parole. Cette parole n’aboutit qu’ à elle-même et ne considère que l’existentiel au détriment de l’essentiel. Elle se traduit par une "faculté‚ de parler durant de longues heures (...) sans jamais parler de rien" (G.B., p. 116), par un " langage cristallin" (G.B., p. 116), un langage léthéen et soporifique, des " mots peu intelligibles" ou des " sirènes intellectuelles". Le mensonge imprègne ce langage fallacieux car ce n’est plus l’Être qui parle mais bien les mots livrés à eux-mêmes, inconciliables avec la "Rose-amère" représentant la Parole Originelle. Cette rose mythique brûle la langue de celui qui, après en avoir mangé‚ ment c’ est-à-dire la dénature après l’ avoir connue (M.A., p. 101).

La parole factice, artificielle est la conséquence du morcellement de l’homme, de la perte de l’Unité primordiale et de l’Harmonie Universelle, dissolution totale de l’Etre qui empêche toute réelle connaissance. Les hommes ainsi séparés du monde et d’eux-mêmes ne détiennent plus le pouvoir de la Parole active. Dans leur multiplicité‚ babélienne, dans leur éclatement qui est une véritable malédiction, les hommes " tronçonnés" sont dépossédés de leur être . " ils arrivent à être partout sauf dans leur peau" (G.B., p. 67). L’homme "se scinde en deux, il se dit bonjour mon vieux, il se jette dans ses bras, il se recolle de travers et il se prend pour quelque chose sinon pour quelqu’un " (G.B., p. 15) ; l’homme dédoublé‚ le narrateur de la Grande Beuverie, les jumeaux Hans et Karl dans le Mont analogue ou les jumeaux Ho et Mo dans l’ Histoire des Hommes-creux et de la Rose-amère doivent reconquérir l’unité perdue.

Pourtant cette reconstitution précaire de l’Unité que l’homme croit souvent réaliser ne peut faire illusion même si l’illusion est la règle d’or de la Grande Beuverie. Ce récit représente l’illusion, la magie qui induit en erreur, les voiles obscurs de la Maya régissant le monde sensible dans la confusion et la torpeur générales. Mais la magie du mensonge ne doit pas être confondue avec la magie blanche de la Parole libératrice car il s’agit réellement de délivrer l’homme de ses illusions, de le faire désespérer - ce qui est déjà l’objectif du Grand Jeu - de lui-même, de refuser le sommeil de la terre, la léthargie de la conscience humaine.

En effet, notre vie, dit Daumal, n’est que " du toc, des tics et des trucs" (M.A., p. 36), des " trucs de passe-passe et de maquillage instantané‚"(G.B.. p. 18), une " mascarade", des " trucs de magie" (G.B., p. 19). et le monde artificiel de la Grande Beuverie s’accommode de ces " fleurs en clinquant et cellophane " (G.B., p. 59), fleurs d’artifice, et de ces " missionnaires en carton-pâte" (G.B., p. 66), de ces " faux peintres et (...) mauvais géomètres" (G.B., p. 77), de cette " mascarade de gens déguisés en prêtres de tous les cultes possibles " (G.B., p. 129). de ces fausses " paroles magiques " qui transmutent l’eau en eau bénite, de cette tendance à " escamoter le présent" (G.B., p. 131), de cet " arbre de laiton, ces " statues en papier mâché" ,ces " dieux de papier mâché" (G.B., p. 135 à 140) et tous les autres " figurants " du songe qu’est la vie des paradis artificiels, cette farce simiesque. où règne un langage séméiopithèque. une parole mimétique, " caméléonne" parcourue par aucune motivation spirituelle authentique, aucun souci de la vraie vie. La Grande Beuverie n’est en somme qu’une gigantesque parodie théâtrale, une allégorie de la représentation si l’ on tient compte de l’importance accordée aux thèmes baroques du masque, du déguisement et du spectacle : la vie y est un songe, une illusion car " tout cela [est] en faux, bien entendu " (G.B., p. 128). Daumal nous livre un paradis de l’envers car la perte de la Parole, de l’Unité et de l’Harmonie provoque un renversement des choses et des valeurs qui leur sont attribuées. La Grande Beuverie est un " monde à l’envers ’ (G.B., p. 94) où monter signifie en fait descendre, où savoir signifie ne pas savoir, où parler ne signifie pas parler vraiment.

Daumal entreprend de lever les masques - car " il y a encore des masques … arracher " dit le poète dans " La Guerre sainte" - et de retrouver " cette parole dans la bulle d’illusion, cette parole perdue ce n’est jamais que la mienne " (" La Peau du monde ") et " il faut avoir brisé les miroirs menteurs " (" La Guerre sainte ") pour prétendre reconquérir ce champ de la pensée perdue dans une galerie de masques.

Il s’agit de réapprendre à parler, en apprenant d’abord à se taire pour s’entendre dire " des paroles dans une langue qu’on n’a jamais parlée" (M.A., p. 104), des mots qu’on n’a jamais prononcés. comme l’Etre nouveau, Moho, qui a réalisé l’Unité et retrouvé‚ la Parole Originelle, qui s’est transformé‚ initié‚ c’est-à-dire qui est passé par les épreuves de la mort spirituelle et de la renaissance, de la métamorphose du Soi. du retour à soi, à l’homme total, réunifié‚ par la conjunctio oppositorum, la conjonction des contraires, alliance symbolique de la croix et du cercle (1’ anneau) - Moho traduit un renversement de l’homme car il faut mettre l’homme à l’ envers pour qu’il soit vraiment, idée que l’ on retrouve chez Platon, dans l’allégorie de la caverne, chez Rabelais ou chez G.I. Gurdjieff.

Moho diffère de Homo : il est un " plus-être " (" La Guerre sainte ") par rapport à Homo, l’homme normal, c’est-à-dire soumis à l’illusion de la connaissance, à l’ignorance, à l’ erreur, au grand sommeil et aux scléroses des normes et des dogmes de toutes sortes.

Moho est l’analogie de l’homme, c’est l’Homme Analogue, l’Homme Supérieur, l’homme de lumière et de sagesse, " l’homme à l’envers (...) qui connaît la désillusion " (" Poésie noire, poésie blanche").

LA P AROLE SILENCIEUSE OU LE NEANT ESSENTIEL

Dans l’étude intitulée " Les Pouvoirs de la parole ", Daumal parle de " cet instrument fait de néant "qu’ est le zéro dont l’invention révolutionna la science arabe du Moyen-Age. Selon lui le pouvoir du zéro est de " signifier le passage à un nouvel ordre de grandeur ". Outre sa " figure circulaire qui (...) signifie qu’il est à la fois vide et plénitude " et qui le rattache au symbolisme géométrique du cercle, le zéro exprime l’ espace larvaire, le vide. le chaos, l’ essence subtile de chaque chose. Le nom sanskrit du zéro est kha, c’est "particulièrement, le moyeu d’une roue, le centre immobile qui rend possible le mouvement de rotation ".

Dès lors on se rend compte de l’importance du silence chez Daumal. La musique hindoue, par exemple, ne cherche " le son que pour mettre en évidence le silence. Ainsi dix rayons, dit Lao-Tseu [dans le Tao TO King] se réunissent pour former un moyeu ; mais c’ est le vide qui est au centre qui permet l’usage de la roue ". " Musicus silet" ajoute Daumal.

Lao-Tseu n’indique-t-il pas d’ autre part que

"Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas ".

réalisant ainsi avant Marc de Smedt l’apologie du silence intérieur ?

"Je suis le voyant de la nuit, l’ auditeur du silence " écrit Daumal dans "Poésie noire, poésie blanche ". Le poète daumalien est donc bien ce voyant priviégié prométhéen, ce nyctalope qui est chargé‚ d’ établir un lien entre le monde visible et le monde invisible. Pour lui, " le rôle de la parole c’est de témoigner de l’invisible " (Louis Lavelle) ainsi que du silence.

Cette " essence silencieuse ", omniprésente, lancinante dans la Grande Beuverie et le Mont Analogue, confère aux mots un véritable pouvoir car, comme l’ écrira un autre poète des Ardennes, Hubert Juin, le " pouvoir de la parole vient du silence".

L’"essence silencieuse " c’est la quintessence, la quinta essentia des hermétistes, le cinquième élément, l’élément primordial (le silence, le vide, le non-être qui est le moteur invisible de tout mouvement) dont procèdent les quatre autres. Dans la tradition hindoue le cinquième élément est l’ éther, ƒkasha, à la fois espace et éther compris comme la substance dont est fait l’ espace.

(Othello) " Vous dites : [le son] est puissant sur le feu, l’air, l’eau, la terre. Et le cinquième, qu’est-ce que vous en dites ?

(Totochabo) - (...) nous savons fort bien que sous l’aspect sensible du son se cache une essence silencieuse. C’ est d’ elle, de ce point critique où le germe du sensible n’ a pas encore choisi d’ être son ou lumière ou autre chose (...), c’ est de cette essence même que le son tire sa puissance et sa vertu ordonnatrice"(G.B., p. 24).

Pour devenir ce poète blanc défini par Daumal, il faut imposer silence au corps, à la "machine ", à la " ménagerie" humaine, ainsi qu’ " aux jeux de mots, aux vers mémorisés, (...)

SUITE PROCHAINEMENT.....

Pascal Boué